jeudi 27 août 2015

L'homme-question (dessin au feutre)

Thibault Marconnet, L'homme-question (dessin au feutre), 04 août 2015


Jean-Louis Murat - Qu'est-ce qu'au fond du coeur

https://www.youtube.com/watch?v=ZSEQKCedeRM

“Qu'est-ce qu'au fond du feu
au fond du feu là-bas
qui livre bataille à la nuit
Qu'est-ce qu'au fond du feu
au fond du feu là-bas
comme tout y pense et oublie...”

À votre santé !

Robert Doisneau, Le Manège de Monsieur Barré, 1955


Ce matin-là, il pleuvait à verse sur Paris et les promeneurs du dimanche couraient s’abriter dans les quelques cafés ouverts. Albert était parmi eux et s’essorait comme une serpillière devant un café de la rive gauche rempli à craquer, dans lequel il lui était impossible d’entrer. Il pensa au conte d’Andersen “La petite fille aux allumettes” et se prit à sourire.
« Pour sûr, avec un temps pareil, c’te foutue histoire s’rait tombée à l’eau ! » se dit-il en son for intérieur.
C’est alors qu’il aperçut son ami Émile qui marchait dans la rue, ruisselant, sautillant de droite à gauche pour éviter les énormes flaques qui recouvraient le bitume comme une mer grise. Il avait l’air apitoyé d’un vieux chien mouillé.
« Salut vieux ! T’es pas resté chez toi avec c’qui tombe ? lui dit Albert.
- Salut Albert, vieux sacripant ! et toi qu’est-ce tu peux bien fiches là ? demanda Émile.
- Comme tous les dimanches matin, j’aime à prendre ma douche écossaise. Hélas, j’ai oublié mon kilt et ma cornemuse dans ma mansarde. »
Là-dessus, il se mit à claironner un air de musique écossaise à vous briser toutes les vitres de la capitale.
« Tu t’rappelles comme ils nous ont abrutis, ces vaches, en 1916 dans les tranchées ? Il pleuvait aussi dru qu’aujourd’hui ! M’enfin c’est d’la race des escargots ces bougres-là, ça craint pas la pluie, ça s’y sent chez soi, dit Albert.
- À qui l’dis-tu, vieux frère ! N’empêche, dès qu’on avait la tremblote à cause du vent et de la boue gelée, y nous r’filaient d’leur visqui, les bonnes âmes ! déclara Émile en se léchant les lèvres à ce souvenir.
- Tu veux qu’j’te dise, Émile ? T’es bien plus spirituel que tous les spiritueux du monde ! » lui lança Albert avec un sourire de connivence.
Ils regardèrent l’intérieur du café infranchissable, rempli de la fumée des cigarettes et de l’haleine fatiguée des hommes entassés.
« J’ai pas fait quatre ans dans leurs foutues tranchées pour rester à la porte d’un rade sous la flotte ! grogna Albert.
- C’est comme tu l’dis bibi ! Qu’ils aillent se faire ! Viens donc, vieille branche, on va se chercher un autre abri » répliqua Émile en le saisissant amicalement par le bras.
Ils partirent en courant sous une pluie battante. Apparut à ce moment-là un vieux monsieur en costume de velours gris perle qui croisa leur chemin et les arrêta brusquement.
« Bien le bonjour, mes gaillards !
- Merci, z’êtes bien gentil mais on n’a pas d’temps pour rester à vous parler, dit Émile d’un ton brutal.
- Ces messieurs cherchent un abri contre cette pluie du diable ? Suivez-moi. »
Albert et Émile se regardèrent, un peu surpris par ce vieil homme débarqué d’on ne sait où, et décidèrent finalement, sur un signe de tête commun, de lui emboiter le pas.
Étrangement, ce monsieur chenu et élégant semblait parfaitement sec bien qu’il n’eût pas de parapluie. Voyant qu’Émile et Albert le scrutaient avec des yeux ronds, il leur dit :
« Mes bons garçons, laissez-moi faire les présentations d’usage : je me nomme Charles Beausserant et je suis comme qui dirait tout ce qu’il y a de plus mort ! »
Albert et Émile n’eurent pas même le temps de réagir qu’une trappe s’ouvrit toute grande sous leurs pieds et qu’ils tombèrent dans un luxueux salon orné de meubles “modern style”. Là, des femmes en fines robes de soirée, un verre d’absinthe à la main et le teint affreusement pâle les gratifièrent d’un regard vague et absent. On eût dit des cadavres maquillés pour la noce.
Charles Beausserant s’adressa à l’assemblée :
« Mesdames, faites-moi l’honneur d’accueillir ces petits gredins qui ont cru pouvoir traîner encore longtemps leurs guêtres dans le monde d’en haut, loin de la maison des morts ! »
Se tournant vers Albert et Émile interloqués, il leur déclara tout à trac :
« Eh oui, mes braves, vous êtes morts il y a de cela trois ans sur les champs de bataille de la Marne en 1918. Mais, petits polissons que vous êtes, vous n’avez pas rejoint bien sagement votre bercail, là où est votre vraie place, c’est-à-dire ici parmi les morts vos camarades ! »
Émile sentit un frisson lui parcourir l’échine et dit à Albert :
« Bon sang, mon vieux, dire qu’on est allés faire les zouaves dans leur satané guerre ! Tu crois qu’le jeu en valait la chandelle ?
- Pas sûr, répondit Albert (sur quoi il ajouta), mais y’a p’t’être moyen d’s’amuser dans c’te turne, qui sait ! J’ai les os gelés pire que si j’étais couché six pieds sous terre ! Puisqu’on est macchab pour de bon, viens, on n’a plus à s’en faire pour la morale et on va aller trinquer avec ces dames ; un peu pâlichonnes tu m’diras : raison d’plus pour leur redonner des couleurs ! À la santé des morts ! »


© Thibault Marconnet

le 31 juillet 2015


Honoré Daumier, À la santé des pratiques, Lithographie publiée dans “Le Charivari” le 26 mai 1840

La neige est sale : À propos du livre “Le Soleil est aveugle” de Curzio Malaparte



La découverte de Malaparte a été pour moi une révélation : il y aura désormais un avant et un après. L'écriture hautement poétique - “baroque” selon certains -, de l'écrivain toscan me transporte et me bouleverse. Il a des métaphores saisissantes que je n'ai lues chez aucun autre auteur. Le Soleil est aveugle est un petit livre dense et hallucinatoire, dans lequel Malaparte fait éclater la langue comme des obus fracasseraient la glace des hauts sommets aux teintes vertes. L'écrivain italien nous relate ici un épisode de la “drôle de guerre” dont il fut le témoin bien plus que l'acteur, relégué à l'arrière des combats en tant que correspondant de guerre : ce douloureux épisode a pour nom la “bataille des Alpes”, qui vit l’armée italienne attaquer la France et cela malgré la profonde et étroite amitié qui unissait les Alpins à leurs voisins Français. Cet homme qui, dès l'âge de 16 ans, était allé volontairement s'engager pour combattre auprès de la France lors de la guerre de 14-18 ne peut qu'être écœuré par une telle trahison qui mutile tout ce qu'il y a de plus noble dans la belle complicité qui lie deux peuples l’un à l’autre. De même que dans La Peau, Malaparte montre à quel point la victoire est parfois plus sale et déshonorante que la défaite, sale comme la neige souillée par le sang répandu. Voilà un ouvrage qui n'est pas sans rappeler le flamboyant et terrible Malraux du récit Les noyers de l'Altenburg.
Je suis ressorti de cette lecture comme d’une fièvre, l’esprit déboussolé par la bourrasque du verbe malapartien. Mais assez glosé, laissons désormais la parole à Malaparte lui-même :

« - Ce qui corrompt les hommes, ce qui les rend méchants, lâches, égoïstes, c'est la conscience de la mort. Les bêtes n'ont que l'instinct de conservation, peut-être un pressentiment lointain. Mais elles n'ont pas la conscience de la mort. Elles savent qu'elles peuvent mourir mais non qu'elles doivent mourir.
- Si elles apprenaient un jour qu'elles doivent mourir, dit Zanelli en penchant en avant son visage de braque, tu ne crois pas que les bêtes se révolteraient contre les hommes ?
Le Capitaine saisit Zanelli par un bras, le regarde avec une espèce de triomphe dans les yeux :
- Elles nous accuseraient de l'avoir inventée, la mort. Oui, nous. Est-ce que ce n'est pas nous peut-être qui l'avons inventée, la mort ? et il se met à rire, regardant fixement Zanelli avec une lueur de triomphe dans les yeux. » (in Le Soleil est aveugle, p. 128)





© Thibault Marconnet

le 18 août 2015

Curzio Malaparte

Le don des larmes : À propos de “La Peau” de Curzio Malaparte





La Peau de Curzio Malaparte est une lecture bouleversante dont on ne ressort pas indemne. L'histoire se déroule pendant le débarquement des forces alliées sur le sol de l'Italie en 1943. Malaparte ne nous épargne rien de ce qui fait la beauté et la laideur tragiques de l'humaine condition. Narrateur et auteur sont incarnés en une seule et même personne : Curzio Malaparte, lequel s'était engagé auprès des Américains pour combattre la Wehrmacht et les “Chemises noires” de Mussolini afin de libérer l'Italie du joug fasciste.
Il assiste alors, impuissant, à l'effondrement du peuple italien atteint par “la Peste” des vaincus : perdant toute dignité face aux vainqueurs ceux-ci n'hésitent pas à leur prostituer femmes, filles et même jusqu'aux enfants... Car les Italiens, au lieu de sauver leur âme, ne pensent qu'à sauver leur “peau”, d'où le titre du livre. Malaparte nous montre également à quel point les Américains débarqués en Italie font preuve, pour la plupart, d'une inculture crasse et traitent à tout propos les Italiens de “dirty, bastard people !”, se croyant en cela infiniment supérieurs aux hommes de la vieille Europe. Durant ses nombreuses discussions avec des officiers américains, Malaparte tentera de rehausser l'image de son peuple - en vain. Il aura même, je crois, une formule assez fracassante, disant à des officiers (je cite de mémoire et si quelque lecteur retrouve le passage je lui en saurais gré) : « Vous les Américains, vous êtes un peuple bon et noble car vous êtes heureux. Mais vous ne serez pas un grand peuple tant que vous ne saurez pas pleurer. »
La Peau est un livre qui m'a brûlé les paupières : le sel des larmes, comme un ressac, s'est emparé de mon âme et de mes yeux à maintes reprises.
Voici un passage du livre :

« Vous ne pouvez pas imaginer de quoi est capable un homme, de quels héroïsmes, de quelles infamies il est capable, pour sauver sa peau. Cette sale peau. (Ce disant, je saisis avec deux doigts la peau du dos de ma main, et la tiraillai en tous sens.) Jadis on endurait la faim, la torture, les souffrances les plus terribles, on tuait et on mourait, on souffrait et on faisait souffrir, pour sauver l'âme, pour sauver son âme et celle des autres. On était capable de toutes les grandeurs et de toutes les infamies, pour sauver son âme. Aujourd'hui on souffre et on fait souffrir, on tue et on meurt, on fait des choses merveilleuses et des choses terribles, non pour sauver son âme, mais pour sauver sa peau. On croit lutter et souffrir pour son âme, mais en réalité on lutte et on souffre pour sa peau, rien que pour sa peau. Tout le reste ne compte pas. C'est pour une bien pauvre chose qu'on devient un héros, aujourd'hui ! Pour ça, pour une sale chose. La peau humaine est bien laide ! » Curzio Malaparte (in La Peau, p. 171)

© Thibault Marconnet



Curzio Malaparte