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Robert Doisneau, Le Manège de Monsieur Barré, 1955 |
Ce
matin-là, il pleuvait à verse sur Paris et les promeneurs du dimanche couraient
s’abriter dans les quelques cafés ouverts. Albert était parmi eux et s’essorait
comme une serpillière devant un café de la rive gauche rempli à craquer, dans
lequel il lui était impossible d’entrer. Il pensa au conte d’Andersen “La
petite fille aux allumettes” et se prit à sourire.
« Pour
sûr, avec un temps pareil, c’te foutue histoire s’rait tombée à
l’eau ! » se dit-il en son for intérieur.
C’est
alors qu’il aperçut son ami Émile qui marchait dans la rue, ruisselant,
sautillant de droite à gauche pour éviter les énormes flaques qui recouvraient
le bitume comme une mer grise. Il avait l’air apitoyé d’un vieux chien mouillé.
« Salut
vieux ! T’es pas resté chez toi avec c’qui tombe ? lui dit Albert.
-
Salut Albert, vieux sacripant ! et toi qu’est-ce tu peux bien fiches
là ? demanda Émile.
-
Comme tous les dimanches matin, j’aime à prendre ma douche écossaise. Hélas,
j’ai oublié mon kilt et ma cornemuse dans ma mansarde. »
Là-dessus,
il se mit à claironner un air de musique écossaise à vous briser toutes les
vitres de la capitale.
« Tu
t’rappelles comme ils nous ont abrutis, ces vaches, en 1916 dans les
tranchées ? Il pleuvait aussi dru qu’aujourd’hui ! M’enfin c’est d’la
race des escargots ces bougres-là, ça craint pas la pluie, ça s’y sent chez
soi, dit Albert.
-
À qui l’dis-tu, vieux frère ! N’empêche, dès qu’on avait la tremblote à
cause du vent et de la boue gelée, y nous r’filaient d’leur visqui, les bonnes
âmes ! déclara Émile en se léchant les lèvres à ce souvenir.
-
Tu veux qu’j’te dise, Émile ? T’es bien plus spirituel que tous les
spiritueux du monde ! » lui lança Albert avec un sourire de
connivence.
Ils
regardèrent l’intérieur du café infranchissable, rempli de la fumée des
cigarettes et de l’haleine fatiguée des hommes entassés.
« J’ai
pas fait quatre ans dans leurs foutues tranchées pour rester à la porte d’un
rade sous la flotte ! grogna Albert.
-
C’est comme tu l’dis bibi ! Qu’ils aillent se faire ! Viens donc, vieille
branche, on va se chercher un autre abri » répliqua Émile en le saisissant
amicalement par le bras.
Ils
partirent en courant sous une pluie battante. Apparut à ce moment-là un vieux
monsieur en costume de velours gris perle qui croisa leur chemin et les arrêta
brusquement.
« Bien
le bonjour, mes gaillards !
-
Merci, z’êtes bien gentil mais on n’a pas d’temps pour rester à vous parler,
dit Émile d’un ton brutal.
-
Ces messieurs cherchent un abri contre cette pluie du diable ?
Suivez-moi. »
Albert
et Émile se regardèrent, un peu surpris par ce vieil homme débarqué d’on ne
sait où, et décidèrent finalement, sur un signe de tête commun, de lui emboiter
le pas.
Étrangement,
ce monsieur chenu et élégant semblait parfaitement sec bien qu’il n’eût pas de
parapluie. Voyant qu’Émile et Albert le scrutaient avec des yeux ronds, il leur
dit :
« Mes
bons garçons, laissez-moi faire les présentations d’usage : je me nomme
Charles Beausserant et je suis comme qui dirait tout ce qu’il y a de plus
mort ! »
Albert
et Émile n’eurent pas même le temps de réagir qu’une trappe s’ouvrit toute
grande sous leurs pieds et qu’ils tombèrent dans un luxueux salon orné de
meubles “modern style”. Là, des femmes en fines robes de soirée, un verre
d’absinthe à la main et le teint affreusement pâle les gratifièrent d’un regard
vague et absent. On eût dit des cadavres maquillés pour la noce.
Charles
Beausserant s’adressa à l’assemblée :
« Mesdames,
faites-moi l’honneur d’accueillir ces petits gredins qui ont cru pouvoir
traîner encore longtemps leurs guêtres dans le monde d’en haut, loin de la
maison des morts ! »
Se
tournant vers Albert et Émile interloqués, il leur déclara tout à
trac :
« Eh
oui, mes braves, vous êtes morts il y a de cela trois ans sur les champs de
bataille de la Marne en 1918. Mais, petits polissons que vous êtes, vous n’avez
pas rejoint bien sagement votre bercail, là où est votre vraie place,
c’est-à-dire ici parmi les morts vos camarades ! »
Émile
sentit un frisson lui parcourir l’échine et dit à Albert :
« Bon
sang, mon vieux, dire qu’on est allés faire les zouaves dans leur satané
guerre ! Tu crois qu’le jeu en valait la chandelle ?
-
Pas sûr, répondit Albert (sur quoi il ajouta), mais y’a p’t’être moyen
d’s’amuser dans c’te turne, qui sait ! J’ai les os gelés pire que si
j’étais couché six pieds sous terre ! Puisqu’on est macchab pour de bon,
viens, on n’a plus à s’en faire pour la morale et on va aller trinquer avec ces
dames ; un peu pâlichonnes tu m’diras : raison d’plus pour leur
redonner des couleurs ! À la santé des morts ! »
© Thibault Marconnet
le 31 juillet 2015
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Honoré Daumier, À la santé des pratiques, Lithographie publiée dans “Le Charivari” le 26 mai 1840 |