vendredi 2 mai 2014

Une vie boiteuse



Emmanuel Venet manie une écriture incisive, chargée de présence : pleine de métaphores puissantes, de nostalgie et porteuse d'un regard cru sur la brutalité des espoirs déçus.

J'ai pensé par moments au style lapidaire de Pierre Michon (le fait qu'ils soient tous deux édités par Verdier n'est pas surprenant).

Je ne crois pas que romancer une vie – tel que l'a fait Emmanuel Venet pour Gaston Ferdière – soit faire acte de trahison. À ce compte, bien des livres sont des trahisons. Louis-Ferdinand Céline a brodé sur sa vie avec génie et l'on sait désormais qu'il n'a pas vécu tout ce dont il fait part dans ses livres (du moins pas forcément de la manière dont il le décrit). Peut-on dire, en ce cas, que Céline s'est trahi lui-même ainsi que ses lecteurs ?

Si mes souvenirs ne me font pas trop défaut, il me semble que le livre de Juan Asensio, La Chanson d'amour de Judas Iscariote, part du postulat que l'auteur, s'il veut dire quelque chose de singulier, doit nécessairement trahir : trahir la parole commune, l'idiome habituel. À plus forte raison se trahir soi-même ; se déposséder de la gangue mortifère dans laquelle étouffe une langue autre ; ne pas se contenter en quelque sorte du peu que l'on représente.
Et l'on sait que tout traducteur d'une langue étrangère est une sorte de traître : traduttore, traditore comme disent les Italiens.

Ce qui compte, ce n'est pas tellement la "vérité" de ce qui est dit dans une œuvre, car au fond cette exigence nous échappe comme grains de sable entre les doigts. Claude Debussy ne déclarait-il pas admirablement que "l'art est le plus beau des mensonges" ?
Ce qui m'a toujours paru la chose la plus essentielle, c'est la manière de raconter une histoire, qu'elle soit imaginaire ou que ce soit une sorte de biographie romancée. "C'est le style qui fait l'homme" ainsi que le disait Buffon.

Ferdière n'a pas vraiment cherché à "guérir" Artaud – on ne "guérit" pas un être pour qui "la poésie, c'est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes" : ce genre d'être échappe à toute médecine. Ferdière a permis à Artaud – en lui fournissant des cahiers et de l'encre – de pouvoir continuer d'écrire, de voguer dans ses sphères intimes, de repousser toujours plus loin les limites du langage. Et c'est là un geste d'une rare charité, qui plus est au sein d'un asile psychiatrique.

Emmanuel Venet s'est en partie appuyé sur les écrits de Gaston Ferdière et s'est référé notamment, ce me semble, aux Mémoires de celui-ci, intitulées Les mauvaises fréquentations ; livre que je n'ai pas lu et qui doit être passionnant.

Les mots d'Emmanuel Venet nous offrent une vision subtile et nuancée de l'homme que fut Ferdière.

C'est le récit d'une destinée avortée : celle d'un homme qui fréquenta les Surréalistes et dont la noble ambition – mais vaine, trop vaine –, de devenir poète échoua. La vie n'offre pas toujours ce que l'on attend d'elle, et c'est auprès du "malade" de génie qu'était Antonin Artaud, que Ferdière aura tenté d'approcher le mystère d'une vie forgée toute entière de déraison pure, de noirs labyrinthes et de foudre poétique vivace.

Il y a dans ces pages, tour à tour, la tristesse du jour qui s'éteint et l'exaltation des aurores remplies d'une folle espérance.


© Thibault Marconnet

05/02/2013


Gaston Ferdière et Antonin Artaud en l'asile de Rodez, 1946

5 commentaires:

  1. Nulle trahison, ça s'appelle simplement: "transposer" et c'est un lourd et passionnant travail - beaucoup plus passionnant que l'autofiction.
    Artaud et Céline dans la même page: tout ce dont je suis fou (si je puis écrire)!

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  2. Bonjour,
    Je pense qu'Antonin Artaud lui-même ne souhaitait pas guérir, ça ne lui passait même pas par l'esprit, il était trop occupé à décrire ses états, je me demande s'il se considérait malade.

    Sarah

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    1. Bonsoir Sarah,
      Merci pour votre commentaire, c'est très agréable pour moi d'accueillir ici de nouvelles personnes. C'est très juste, Artaud ne se considérait pas malade mais comme “envoûté”. À la fin de sa vie, il confiait au poète Jacques Prevel (dans un très beau livre intitulé “En compagnie d'Antonin Artaud”, journal intime qui relate la très étrange amitié qui unit Artaud à Prevel), qu'on lui avait jeté un sort : je ne suis plus très sûr de la formule exacte, mais c'était cela à peu de choses près. Son état de santé physique était par contre au plus mal : plus d'une dizaine d'années passées en asile psychiatrique à Rodez lui ont laissé des séquelles irréversibles... Ses proches, tels que Marthe Robert, Henri Thomas et d'autres, étaient d'ailleurs profondément écoeurés de la manière dont Artaud avait été “traité” dans ce lieu de misère, d'autant plus qu'il ne représentait un danger pour personne... Mais les poètes qui vont jusqu'au bout de leur aventure humaine, qui se brûlent au feu du Verbe, ont de tous temps fait peur à la “bonne” société. Or, une société qui enferme des gens comme Artaud, est souvent bien plus malade que ceux qu'elle désigne comme tels. Au plaisir de vous lire à nouveau, Sarah.

      Thibault

      Ps : Si vous ne les avez vus, je vous recommande chaleureusement deux films de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, l'un de fiction et basé sur le journal de Jacques Prevel, “En compagnie d'Antonin Artaud”, l'autre étant une série d'entretiens avec des proches d'Artaud, regroupés sous le titre “La véritable histoire d'Artaud le Mômo”.

      “En compagnie d'Antonin Artaud” : https://www.youtube.com/watch?v=1-M48M5BC9M

      “La véritable histoire d'Artaud le Mômo” 1ère partie : https://www.youtube.com/watch?v=piQ0MI64Z1E
      2ème partie : https://www.youtube.com/watch?v=BQvWy2hHgVo

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  3. Antonin Artaud l'envoûté


    Petit oiseau aux pommettes crochues
    Ses mots viennent s'accumuler sur les pages de son silence aux pointillés dramatiques
    Ses mots s'entassent dans son ciel exigeant la clarté
    Il fouille les poubelles du langage pour en tirer son beau vocabulaire
    Devenant langue d'étincelles pour faire des feux avec ses cailloux bizarres
    Son mal son dit-envoûtement
    Et le feu prend
    Il y a comme un bâillement, un infini dans lequel Artaud se glisse et existe
    Au-delà des contingences sociales
    Au-delà de la société de consommation
    Il s'approprie les choses matérielles avec son instinct
    Et même les êtres deviennent ses personnages
    Tant sa vie est écriture et tant son écriture est sa vie intime.
    Cet instinct est plus qu'un instinct de survie
    C'est un instinct de vie à part entière
    Tant Artaud est l'équilibriste-maître à bord de son bateau frêle.

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    1. Un grand merci, Sarah, pour le partage de ce très beau poème !
      Vos images sont fortes et me touchent.
      Amicalement,
      Thibault

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