mardi 25 mars 2014

Vocation

Anselm Kiefer, Lot's Wife, 1989


« Proche
Et dur à saisir, le Dieu.
Mais dans le danger croît
Ce qui sauve aussi »

Friedrich Hölderlin

À Armel Guerne, pour le blé mûr de sa parole


Modernes! c’est à vous que je m’adresse. Et donc à moi-même tout autant : éclopé, diminué, rapetissé – comme vous. La médiocrité est devenue notre veau d’or. Que faites-vous, oui, que faisons-nous de ce beau mot de « vocation » ? Ce mot admirable qui nous vient du latin « vocatus » et qui parle d’un appel divin. Comprenons-nous encore assez tout ce qu’il implique de responsabilité ?
Quand l’art est un appel vital, il nous faut y répondre. Et qu’importe si notre expression se fait sur plusieurs plans. Nous ne choisissons pas ce que notre bouche dira ; c’est nous qui sommes choisis. Qu’importe que nous multipliions nos élans. Comme s’il s’agissait de choisir dès lors même que notre âme est en danger perpétuel ! Cette âme qu’on veut nous arracher, qu’on veut nous enfouir dedans la terre noire comme un feu blanc qui aveugle et qui fait honte à la saleté. Nous avons bien de quoi être honteux, oui, nous qui laissons mourir ce monde, nous qui ne cherchons pas à sauver l’âme du gouffre béant que notre modernité lui creuse.
La poésie est un baiser qui redonne vie, qui étire les limites étriquées de l’être personnel, qui ouvre à l'immensité, à l'infini.
Car c'est à vivre intensément et au-delà de lui-même, que travaille l’artiste.



Anselm Kiefer, Zweistromland (Terre des deux fleuves), 1995


Le poète ne créé pas son vers, il est rongé par celui-ci, jusqu’à ce qu’il ne reste de lui plus qu’un trognon. Il ne peut rien prévoir : c'est l'instant et l'intuition qui le guident. Il est bien plus fait et traversé par la parole qu’il ne la fabrique. C'est le risque à prendre. Le contrôle est un leurre dès lors que l'on veut s'aventurer dans les sentiers escarpés de l'imaginaire. “Foutre sa peau sur la table” – et le reste est sans importance. Le poète n’a que faire de sa propre durée en tant qu'individu ; durée qui lui est parfaitement égale. Seule compte à ses yeux l'intensité, l'état d'incandescence auquel il lui sera donné de parvenir. Et le testament de feu qu’il laissera après lui, ne deviendra pas cendre pour qui saura l’accueillir et l’attiser en soi.



Anselm Kiefer, The Red Sea, 1984-1985


L'artiste est un témoin de ce qui bouillonne autour de lui et en lui. Il tâte le pouls du monde afin d'essayer de prévenir les catastrophes – et de sauver ses frères humains du désastre par la même occasion. L'art n'est pas un divertissement pour celui qui s'y implique corps et âme : c'est une façon de résister aux croix d'ombre qui pèsent sur nos épaules ; c’est apprendre à nous en délester. L'artiste n'est pas là pour se satisfaire de lui-même : il doit se donner tout entier, quitte à se consumer comme feu de paille. L'artiste est homme avant tout : il ne demeure pas dans une tour d'ivoire bien cadenassée. Et, en tant qu'homme et artiste, par les moyens d'expression dont il dispose, il se doit de chercher son salut, de faire don de lui-même et de son témoignage. Son message n'est pas de l'ornementation ni même un vague décor pour opérettes désinvoltes. C'est un feu qui doit alarmer, qui doit sauver – pour que l'eau croupie ne puisse jamais l'éteindre.


Anselm Kiefer, Die berühmten Orden der Nacht (Ordres de la Nuit), 1997


La peur est primordiale. L’artiste la côtoie tout autant, et à d’autres degrés que le commun des mortels. Car il sait ce qu’est la peur de se perdre, la peur d’être dévoré tout entier par son feu intérieur ; la peur d'aller jusqu'au bout de son témoignage. Mais tant que la peur ne paralyse pas, elle est un moteur d'une puissance sans égale. Sachons dès lors accueillir notre peur pour lui donner des ailes. La peur – lorsqu’elle nous pousse à vivre au-delà de nous-mêmes –, est une pulsion de vie, une force créatrice. L’artiste n’est pas là pour plaisanter : les faussaires sont trop nombreux pour qu’il puisse se permettre d'en faire partie. Il en est trop de ces cuistres et de ces pâles comédiens dont l’écriture est une veine morte, inhabitée. Leur chant est un néant minuscule, à l’aune de leur misérable parole, plus froide qu'un cadavre. Il ne naîtra jamais rien d'eux. Au lieu d'avertir du danger que courent les hommes en ce monde délétère et inhumain, ces histrions infatués se repaissent de leur petit ego mesquin et putassier. Ce sont des tièdes – et la bouche de feu les vomira tous. L’artiste qui ne triche pas, qui se sacrifie, est tout entier traversé, passé au fer, déchiré par la voix d'orage et de foudre qui gronde en lui. Il offre toute nue sa poitrine à l'épée de lumière qui saura ouvrir les quatre points cardinaux de son âme. Et s’il doit brûler pour ses frères humains, alors il n'aura pas brûlé en vain.


Anselm Kiefer, Jerusalem, 1986


 © Thibault Marconnet

25/03/2014


1 commentaire:

  1. Il me faut revenir à Nabe car il y a tout un passage dans ton admirable texte qui me rappelle ceux qu'il nomme : "les mous salauds"... Sinon, toujours cette colère qui se complique à l'amour, cette noirceur qui éclate sous les rayons d'espoir.

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